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Quelque portes d'entrées d'une activité créatrice en chantier

 

Par Mohamed Rachdi

 

1 - UN ART DE L’ACTION

Depuis ses débuts, Hassan Darsi ne cesse de développer ce qu’on pourrait bien désigner d’un art ou d’une poétique de l’action où, certes, l’objet est présent, mais ne représente pas une fin en soi. Il est vrai que toute œuvre est matériellement le fruit d’une action ou d’un ensemble d’actions. Mais, ce dont il est question ici avec Hassan Darsi, c’est l’action en tant que telle. C’est l’action qui fait œuvre et non son résultat. Action sur le corps (son propre corps ou ceux des autres) ; action dans l’espace public (jardins, architectures, jetées maritimes, etc.) ; action sur les œuvres (sculptures, peintures, photographies...) ; action dans la société (mobilisation avec des groupes, interventions dans divers milieux sociaux) ; action dans la nature (avec les agriculteurs pour comprendre leur vécu, attirer l’attention sur leur condition, valoriser leur production et militer pour le respect de la nature et le développement durable). L’efficience de ces actions artistiques ne réside pas tant dans la réalisation d’objets (bien que l’artiste s’y applique par ailleurs) que dans le processus de transformation du support de l’action et l’accomplissement du projet qui a nécessité le geste.

L’horizon de l’action n’est pas l’objet, le corps, le temps ou l’espace. Elle utilise ceux-ci comme matériaux ou comme facteurs indispensables à l’agir et au développement en tant que projet. Cela implique la présence de l’artiste, l’immédiateté, ici et maintenant, de son action dans un contexte donné.

Dans ces conditions, l’œuvre n’a pas, à proprement parler, de corps. Elle est dématérialisée et épouse la dynamique du mouvement de la pensée et du geste en impliquant parfois la participation des spectateurs qui deviennent du coup « spectacteurs » et co-auteurs. Souvent assez franches et directes, mais bien orchestrées, parfois provocatrices et dérangeantes, mais toujours pleine d’humour à tendance subtilement satirique, vivantes et mouvantes, les différentes actions de Hassan Darsi sont des énonciations artistiques à vocation de dénonciations des dysfonctionnements politiques et socioculturels. C’est dans cette perspective que son art est résolument un art de l’engagement

2 - UN ART DE L’ENGAGEMENT

Agir en tant qu’artiste pour Hassan Darsi n’est pas tant s’affirmer en tant qu’individu qui cherche à exprimer simplement sa liberté d’expression et sa vision personnelle. Agir a, chez lui, une visée politique qui doit avoir un impact effectif dans la société, transformer les mentalités et la manière de se comporter dans la cité aussi bien que dans la nature.

C’est pourquoi ses œuvres -qui sont toujours en projet, y compris celles qui se présentent sous formes d’objets matériels qui semblent bien finis- doivent être comprises, non simplement comme des propositions purement esthétiques, mais comme des actions artistiques à portée politique.

En effet, Hassan Darsi n’envisage pas l’activité créatrice autrement que comme engagement. Non pas, comme l’a si bien expliqué Michel Gauthier (Hassan Darsi, l’action et l’œuvre en projet, Mohamed Rachdi (dir.), collection Abstrakt, éditions Le Fennec, Casablanca 2010), pour faire un art politique, mais pour développer « une pratique politique de l’art ». Pour ne citer que ces quelques exemples, il en va ainsi

pour le chantier du Projet de la maquette (Janvier 2002-Mai 2003) afin de dénoncer l’abandon du deuxième poumon vert de Casablanca, le parc de l’Hermitage ; de même des interventions au moyen de l’adhésif doré pour générer des miroitements solaires sur des jetées portuaires dans l’objectif de pointer l’illusion des eldorados attractifs de la pauvreté mondialisée à l’ère de la globalisation économique ; il en va aussi des multiples pétitions et rencontres de création et de réflexion en vue de préserver le paysage naturel aux environs de Benslimane en l’épargnant du danger menaçant des griffes voraces et dévastatrices des engins de chantiers carriéristes ; ou encore avec Le square d’en bas (2014-2017), projet développé sous diverses formes d’actions (rencontres, construction de maquette, vidéo, etc.) et qui vise la sensibilisation à la protection du patrimoine architectural de Casablanca de l’époque coloniale, à partir de l’exemple du fameux bâtiment Legal Frères et Cie menacé de ruines et qui est visible du haut de l’atelier de Hassan Darsi à la Source du lion, alors situé au dernier étage d’un immeuble de l’avenue Mers Sultan...

 

3 - UN ART DE LA RUINE

Face au désastre politique, social, économique et culturel qui sévit dans le monde, quelle posture artistique développer, quel art produire ? Telle est sans doute la question qui, depuis des décennies, ne cesse d’heurter la sensibilité à fleur de peau de Hassan Darsi et de tarauder sa conscience aigüe. L’on comprend alors pourquoi sa forte propension pour un art de la ruine et son intérêt pour des contextes urbains ou naturels en décrépitude. Ces œuvres tentent souvent de faire un état des lieux des sites ou des situations à l’échelle locale, nationale ou internationale. Toutefois, Darsi n’est pas dans l’esthétique de la ruine telle que, par exemple, la peinture occidentale du XVIIIe siècle l’affectionnait jusqu’à la hisser au rang d’un genre pictural à part entière, cela en y cultivant le sentiment du pittoresque et la nostalgie de l’éternelle beauté de l’autrefois. Dans sa poétique de la ruine contemporaine, Hassan Darsi ne cherche pas la beauté mnésique ni quelque projection imaginaire dans un passé doré, il tente de mettre en scène de vraies catastrophes déjà survenues ou en train de s’accomplir hic et nunc.

Il en va déjà ainsi, par exemple, avec New Babel produite suite à l’attaque dévastatrice des avions qui, le 11 septembre 2001, ont réduit en état de ruines les fameuses Twin Tower au cœur de New York. L’acte artistique de Darsi consiste en la ruine de la visibilité d’un téléviseur par ce qui va devenir, l’un de ses outils visuels : le film adhésif doré. Cet or tant convoité dans le monde et qui demeure la cause de maintes ruines à travers le globe. Par son action de recouvrement anéantissant, l’artiste s’en prend ainsi symboliquement à l’instrument médiatique qui travaille à aliéner, pour les ruiner, les cerveaux des populations à travers le monde en véhiculant à longueur de journée les mêmes images de la tragédie causée par la violence de l’affrontement des puissances économico-politiques aux enjeux qui n’ont que faire de l’humain.

Il en va aussi de ses multiples mises en œuvre de chantiers qui travaillent à exposer des ruines, comme Le Projet de la maquette et Le Square d’en bas déjà évoqués, mais également du Grand naufrage (2008) et du Projet en dérive (2009) qui menacent de s’effondrer, ce qu’exacerbe leur symbolique mise sur radeau. Cette dimension de ruine se retrouve de même dans la série des panneaux intitulés Chutes (2007) faits de fragments de film adhésif doré utilisé par l’artiste dans ce qu’il désigne par Applications dorures sur du mobilier, des jouets, des façades de bâtiments, des jetées, etc.

4 - UN ART DE LA CONSTRUCTION

Maquettes, plans, élévations, axonométries, fils à plomb, gabarits, volumes géométriques simples (notamment des cubes, des sphères et des hémisphères), échafaudages, structures modulaires, grilles, profiles d’immeubles, urbanisme, etc. sont omniprésents dans les projets de Hassan Darsi qui se préoccupe autant de ruines que de constructions.

C’est que Darsi a étudié l’architecture et son activité créatrice s’en ressent clairement. Son penchant est manifeste pour les techniques et les processus de projection et d’édification, pour les assemblages et les agencements, pour les charpentes et les armatures, pour les combinaisons et les arrangements, pour les chantiers et les aménagements, bref, pour tout ce qui a trait au champ du bâtiment et de la construction. Aussi, tant du point de vue de leurs éléments constitutifs que de leurs enjeux plastiques et artistiques, ses propositions s’énoncent globalement comme autant de chantiers ouverts en exhibant leurs dispositifs qui semblent souvent en cours de montage. Les œuvres déjà évoquées s’inscrivent parfaitement dans cette logique de processus de construction et les plus récentes ne sont pas en reste.

Cela est manifeste, par exemple, dans la série Soulèvements / Intifada (2023-2024) fait de bois MDF et encre de tampon et qui se déploient en tondi monochromes, dans des teintes rouges, bleues ou noires. Sur leur base aménagée en mosaïque de manière bien régulière, émergent, comme jetés au hasard, des mini-cubes en évoluant anarchiquement dans des directions totalement contradictoires et tendent à envahir l’ensemble du territoire circulaire, faisant ainsi apparaître l’ouvrage dans son inachèvement, comme en cours de construction.

Cela se répercute jusqu’en des œuvres plus récentes comme Vestiges / Atar qui gardent en mémoire les traces évanescentes d’un chantier d’encrage de mini-cubes en bois industrialisé. Les empreintes à l’encre de tampon des faces et arêtes des mini-cubes créent des configurations comme autant de vestiges de mosaïques renvoyant à quelque temps indéterminé... S’il est vrai que les processus de dégradation et de destruction, de transformation et d’entropie, intéressent au plus haut point Hassan Darsi et reviennent en permanence dans son activité créatrice, son art est aussi, à l’évidence, un art de la construction. À bien y regarder, la ruine ne l’intéresse pas tant en tant que telle, mais seulement dans la mesure où elle permet la dénonciation des dysfonctionnements et de la dégradation. La reconstruction et la construction demeurent, en fin du compte, ce que son art vise.

De même pour la série Ardoises / Saboura (2023) faites de bois, peinture noire et pastel tendre blanc et qui se présentent sous forme de carré ou de tondo. Outre leur référence directe à la craie et l’ardoise de l’élève et au tableau de l’école, lieu par excellence de l’apprentissage, du façonnage et de la construction des esprits, les surfaces des Ardoises de Hassan Darsi sont animées de structures graphiques qui évoquent clairement des échafaudages en continuel montage. Cette logique d’un art de la construction se retrouve dans certaines pièces jusqu’à contaminer la matérialité même de leur support. Le panneau est verticalement scié en encoches, afin de le transformer en éléments d’un jeu de construction et d’assemblage : en un puzzle.

Volume modulaire qui évoque on ne peut plus l’élément basique de l’édification (une brique d’argile cuite ou de terre compressée, un bloc de pierre taillée ou du béton armé, du bois monté ou d’acier traité...), le cube est un élément de construction plastique et d’exploration artistique qui revient de manière récurrente et insistante dans l’activité créatrice de Hassan Darsi. On le retrouve déjà avec Cube (1998) fait de verre, poussière de plâtre et système de ventilation.

De même avec ses interventions en adhésif doré sur des jetées portuaires, Or d’Afrique I et II, d’abord à Tenerife aux Iles Canaries (en 2008), puis sur la Digue du Large à Marseille en France (2012). Avec Point zéro (2009 et 2014), le cube s’allonge en parallélépipède pour devenir un outil d’intervention dans l’espace urbain en affrontant sculpture et architecture dans les villes de Malines (Belgique), Thessalonique (Grèce) et Charleville-Mézières (France).

Le même cube reprend sa forme initiale pour fonder la structure modulaire d’une installation pérenne au titre de Jetée en or (2011) qui s’étale dans le Parc Al Maaden à Marrakech en une cinquantaine d’éléments qui semblent disposés de manière aléatoire. Enfin, le cube et le jeu de la construction fondent la structure de la récente série des Vestiges / Atar et des Totems (2023-2024). Ceux-ci se présentent sous forme de deux cubes, en bois MDF ou en acier Corten, qui se superposent, avec toujours un certain décalage, en leur rigidité orthogonale et qui laissent s’écouler entre eux la mollesse d’une matière résineuse recou- verte de diverses couleurs dont notamment celle que l’artiste exploite habituellement : la dorée.

Tout en définissant des arêtes de cubes évidés, certaines des pièces construites en échafaudages ont une configuration générale cubique et se réfèrent par leur titre à l’univers des chantiers et de la construction. Il en va ainsi des Afrique en chantier I et II et Amulettes / Tamima (2023-2024). De même de la série Les Chantiers en or (2011), comme cette installation murale en 18 éléments (aluminium peints de noir et du doré) réalisée au sein de l’Institut français de Casablanca.

5 - UN ART DE L’INTERDISCIPLINARITÉ

L’art de la construction et tout ouvrage en chantier qui se réfère au bâti et aux dispositifs d’aménagement de territoires ne sauraient se développer qu’en engageant une pluralité de disciplines, une diversité de corps de métiers et une multiplicité de matériaux. Développant une pratique artistique essentiellement conceptuelle, Hassan Darsi ne se soucie pas de produire des œuvres fondées sur l’exploitation d’un medium unique ou d’une seule technique ni l’exploration d’un seul style ou d’une catégorie artistique spécifique. Préoccupé par ce qui servirait le mieux son propos, il agit dans l’interdisciplinarité en articulant divers champs d’activité et de savoir-faire et en sollicitant tout ce qui peut alimenter sa démarche, en enrichissant de manière efficace le projet qu’il entreprend. Peinture, sculpture, vidéo, danse, performance, installation, intervention, etc. s’entrecroisent souvent dans les œuvres de Hassan Darsi qui cultive l’interdisciplinarité, pensant qu’elle est seule vraiment capable de répondre aux exigences de ses projets moins portés par des considérations purement esthétiques que par des problématiques politiques, sociales, culturelles et même écologiques.

Loin donc de la recherche de quelque spécificité disciplinaire, il privilégie la fertilisation croisée entre les catégories en n’hésitant pas à faire intervenir dans l’élaboration et le développement de ses projets d’autres acteurs et d’autres compétences.

6 - UN ART PARTICIPATIF

L’activité créatrice de Hassan Darsi consiste souvent en interventions dans divers espaces, il préfère ne pas les développer en solitaire et opte souvent pour un travail collaboratif en impliquant des participants qu’ils aient ou pas des compétences requises. Certains projets ne sont donc pas le fruit du travail de l’artiste seul qui favorise des collaborations communes dans le dialogue et le partage d’expériences. La plupart des projets que Hassan Darsi a initiés ou développés avec La Source du lion comme ceux déjà évoqués Le Projet de la maquette et Le Square d’en bas, sont des exemples parfaits de cet art participatif. J’ai moi-même pu prendre part à plusieurs d’entre eux, comme Le Bassin en 2007 au parc de l’Hermitage qui a consisté en un badigeonnage collectif au balais et à la chaux du bassin vidé de son eau et laissé à l’abandon. Mais, il en va de même pour beaucoup d’autres projets de Darsi auxquels il a fait participer aussi bien des artistes plasticiens et visuels, des danseurs, des performeurs, des intellectuels de différentes disciplines que des gens ordinaires, tels que,

pour n’en citer que ceux-ci, Portrait de famille (2001- 2017) Le Lion se meurt (2003-2007), ou encore Le Toit du monde (2010-2011). Plus récemment, le projet Kariati Hayati (2017-2019), mobilisant les habitants d’un douar menacé par un projet de carrière et plusieurs artistes et acteurs culturels autour de différentes actions, dont la création de jardins agroécologiques. Même lorsque il s’agit de pièces aisément réalisables à l’atelier, l’art de Hassan Darsi reste encore collaboratif dans la mesure où il associe à leur mise en œuvre diverses compétences comme c’est d’usage chez les architectes. En effet, il n’hésite jamais à mettre à profit une assistance technique, mais aussi parfois théorique et conceptuelle, pour mener à bien ses projets. Développer une activité créatrice qui valorise l’expérience participative, le vivre et l’agir ensemble, c’est engager son art dans une démarche poétique autant que politique, dans une démarche soucieuse de jouer un rôle actif dans la dynamique citoyenne et la régénération de la conscience collective, c’est en définitif viser la pertinence, quitte même à transiter parfois par l’impertinence.

 

7 - UN ART DE LA PERTINENCE

Hassan Darsi ne semble envisager l’acte créateur que seulement s’il est mû par un fort désir, sous-tendu par une conscience aigüe, de contribuer sinon à changer radicalement la réalité du monde où il évolue, du moins à tenter d’indexer ses dysfonctionnements tout en cherchant à répondre du mieux possible aux problématiques contemporaines liées à la gestion politique, économique, socioculturelle, mais aussi écologique. Être contemporain, c’est bien sûr être de son époque, mais c’est surtout assumer pleinement sa responsabilité d’artiste en s’attelant aux véritables préoccupations de son temps.

Seule une telle attitude créatrice qui travaille à outre- passer l’esthétique pour que triomphe l’éthique (à moins qu’on puisse parler d’une esthétique de l’éthique) est vraiment apte à faire de son art un art de la pertinence. Autrement dit, un art qui ne prend toute sa dimension et sa portée poétique et sémantique que dans la mesure où il sert, par-delà les seuls plaisirs rhétoriques et les jeux formalistes, des causes citoyennes.

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